Roland Aubin de St-François, avez-vous connu?
Récit d’une autre époque
— Roland Aubin est bien né en cette paroisse en 1917 dans une famille de cinq enfants dont il ne reste qu’une survivante. Mais, vous aurez beau farfouiller dans tous les livres s’intéressant à la généalogie de notre paroisse, nulle part vous ne trouverez la plus modeste mention de ce nom.
par Léonard Lemieux
Pourtant, ll a toujours habité aux Quatre-Chemins, a fondé famille et laissé des enfants que vous pouvez côtoyer régulièrement à Saint-François. Au cimetière, à son décès survenu en octobre 1986, c’est un autre nom que l’on a fait graver sur sa pierre tombale, celui qui aurait dû être le sien tout au long de sa vie. Si vous n’arrivez pas à mettre un visage sous ce nom, n’allez pas croire que vous perdez la mémoire. Notre Roland Aubin n’a jamais fait grand bruit, même que pendant des années il s’est appliqué à ne pas en faire du tout. Voilà qui demande des éclaircissements que je vais tenter de vous fournir tout en évitant de vous entraîner dans un rigide exposé historique.
L’aventure de Roland Aubin commence avec l’entrée en guerre du Canada le 10 septembre 1939. Célibataire dans la vingtaine, instruit de ce qui était arrivé ici lors de la Grande Guerre, il appréhende rapidement ce qui l’attend alors que les mauvaises nouvelles arrivent des «vieux pays» écrasés par Hitler. Malgré les promesses solennelles du premier ministre provincial Godbout et du ministre fédéral de la justice Ernest Lapointe de ne pas recourir à l’enrôlement obligatoire, les pertes énormes subies par les Alliés forcent le gouvernement de W.L. Mackenzie King à prendre des décisions qui n’annonçaient rien de bon. L’engrenage législatif s’amorce en juin 1940 par une loi de mobilisation des ressources nationales obligeant hommes et femmes de 16 ans et plus à s’inscrire à un registre. Puis le vrai coup de semonce survient le 12 juillet 1940 alors qu’on décrète la mobilisation de tous les hommes célibataires dans un délai de trois jours tout en précisant que les hommes mariés après le 15 juillet seront considérés comme célibataires.
Tous les manuels d’histoire en usage dans nos écoles soulignent le sprint au mariage qui s’en est suivi. Les curés officiaient au pluriel, passez-moi l’expression, et les magasins de robes de mariées se retrouvèrent en rupture de stock. Qui n’a jamais vu cette photo prise au parc Jarry, à Montréal, témoignant du mariage simultané de plus de trois cents couples dont les fréquentations furent grandement accélérées pour ne pas dire escamotées? Mais ne trouve pas femme qui veut, surtout à la sauvette. Lecteurs d’un certain âge, vous avez certes entendu parler des expédients utilisés par les mobilisés pour déjouer les autorités lors de l’examen médical: prise de médicaments pour augmenter le rythme cardiaque, port de chaussures orthopédiques et même mutilation volontaire, quelques-uns allant jusqu’à s’amputer d’un doigt. L’entrée en religion accordait bien un sauf-conduit, mais pour les réfractaires, une solution ultime s’imposait: disparaître dans la nature, se cacher ou devenir déserteurs selon le vocabulaire gouvernemental. Ce fut le choix de Roland Aubin et de bien d’autres à compter d’avril 1942.
Voyons ce que notent les auteurs de CHRONIQUE DE ST-FRANÇOIS aux pages 353 et 354: «L’année 1942 est toutefois marquée par un événement décidé à Ottawa dont le résultat viendra affecter l’avenir de bon nombre de jeunes gens de Saint-François: le premier ministre ayant promis qu’il n’y aurait pas de conscription se trouve devant des pressions telles qu’il croit nécessaire de consulter les électeurs du pays sur ce sujet. La question qui leur est posée le 27 avril 1942 est la suivante: «Consentez-vous à libérer le gouvernement de toute obligation résultant d’engagements antérieurs restreignant les méthodes de mobilisation pour le service militaire ?» Au Québec, la réponse est NON à 71 %, mais le Canada vote OUI à la majorité; confrontés à la conscription, quinze mille hommes entrent dans le monde des ombres.
Durant les premiers mois de sa clandestinité, Roland Aubin squattera granges retirées et cabanes à sucre dans le sud de la paroisse. Comme il bénéficie de l’aide de quelques protecteurs sûrs, il revient s’approvisionner de temps à autres aux Quatre-Chemins, mais rapidement il est la cible de la police militaire (MP) qui, par un curieux hasard, débarque inopinément quand il se trouve à proximité des bâtiments de Moïse Boissonneault. Témoin de ces descentes de la cavalerie militaire, sa sœur Jeannette se souvient d’un soir où les «spotters » fouillaient partout dans la maison alors qu’elle pouvait entendre le bruit de la broche barbelée écrasée par Roland qui enjambait les clôtures dans sa fuite précipitée. Raymond Raby dont la mère tenait bureau des postes me racontait combien il était apeuré quand les jeeps kaki chargés d’officiers armés se pointaient dans la cour à la recherche de renseignements sur les insoumis. Rien ne leur répugnait, semble-t-il, car ils allaient jusqu’à s’aventurer dans les granges pour sonder le foin avec des fourches qu’ils enfonçaient à l’aveuglette. C’est à cette époque que Roland, avec comme seule ressource son petit fusil de calibre 28, décide de disparaître au loin. Il n’a jamais été très bavard sur cette période. Je sais qu’à ce moment il avait changé de nom, qu’il pataugeait le long de la route de l’Espérance et que le moulin à scie d’un monsieur Guimond était pour lui un asile constant.
Roland Aubin trouve épouse, mais c’est Léopold Laflamme qui sera le marié
J’en déduis que c’est durant cet épisode d’errance qu’il a fait la connaissance de Thérèse Touchette qui allait devenir son épouse à Saint-Marcel en 1946 et la raison en est que j’ai toujours entendu ses belles-sœurs et beaux-frères l’appeler Roland alors que pour moi il était l’oncle Léo.
Les années d’après-guerre écoulées entre son retour aux Quatre-Chemins et mon départ pour le collège resteront toujours pour moi une époque bénie. Comment oublier les après-midis des beaux dimanches d’été passés à la pêche dans la fosse à Jos Dumas sous le vieux pont? Sa perche de roseau appuyée dans une hart en forme de fourche, il lançait son traditionnel: «Venez à moi, petits poissons», sortait de sa poche son paquet de tabac Zig-Zag, son petit livret de papier Vogue et roulait sa cigarette qu’il qualifiait pompeusement de «royale taponneuse» puis, dans un élan nostalgique les bras en l’air, il ajoutait un sonore: « Ah ! mon Lionard, partir de par le vaste monde…» Il n’allait jamais plus loin. Au printemps, il s’amusait à me fabriquer un sifflet taillé à même une branche de sureau pleine de sève tandis qu’à l’automne, je le suivais dans les bois de Berthier à la poursuite d’une perdrix qui avait peu de chances de s’en tirer tant il était bon chasseur. Je lui dois à coup sûr mon penchant pour la nature, la recherche de la tranquillité dans les bois et l’apaisement apporté par une journée de pêche sur un lac. C’est là un héritage irremplaçable. Merci à toi, oncle Léo, de ton nom au complet, Léopold Laflamme, frère de ma mère Jeannette.
N.B. : Raymond Raby m’a affranchi quant à la marque du cabriolet de Moïse Boissonneault, il s’agissait d’une DURANT 1927.